Mais comment, me direz-vous, le poëte, l’orateur, le peintre, le sculpteur, peuvent-ils être si inégaux, si différents d’eux-mêmes ? C’est l’affaire du moment, de l’état du corps, de l’état de l’âme ; une petite querelle domestique ; une caresse faite le matin à sa femme, avant que d’aller à l’atelier : deux gouttes de fluide perdues et qui renfermaient tout le feu, toute la chaleur, tout le génie ; un enfant qui a dit ou fait une sottise ; un ami qui a manqué de délicatesse ; une maîtresse qui aura accueilli trop familièrement un indifférent ; que sais-je ? un lit trop froid ou trop chaud, une couverture qui tombe la nuit, un oreiller mal mis sur son chevet, un demi-verre de vin pris de trop, un embarras d’estomac, des cheveux ébouriffés sous le bonnet ; et adieu la verve. Il y a du hasard aux échecs et à tous les autres jeux de l’esprit. Et pourquoi n’y en aurait-il pas ? L’idée sublime qui se présente, où était-elle l’instant précédent ? À quoi tient-il qu’elle soit ou ne soit pas venue ? Ce que je sais, c’est qu’elle est tellement liée à l’ordre fatal de la vie du poëte et de l’artiste, qu’elle n’a pas pu venir ni plus tôt ni plus tard, et qu’il est absurde de la supposer précisément la même dans un autre être, dans une autre vie, dans un autre ordre de choses.
(Denis Diderot, Œuvres complètes de Diderot, volume XI, Promenade Vernet (Salon de 1767).